Récit : Le Corsaire de Pierre

Pierre a possédé trois Corsaire depuis 1962. C'est à bord du dernier qui a maintenant 19 ans, que Pierre navigue avec sa femme pour de longues croisières estivales, passant environ quatre mois par an en mer et se déplaçant sur remorque d'un plan d'eau à l'autre. Alors que le vent se lève, puis s'établit franchement, le corsaire s'anime sous grand-voile et génois inter. La barre est souple et le contrôle du plan de voilure est parfait, grâce à un hale-bas efficace, occupant toute la largeur du bateau, le palan en patte d'oie prenant sur des cadènes fixés de chaque coté du rouf. Sur ce bateau, qu'il faut veiller à ne pas trop faire gîter et à bord duquel il est recommandé de réduire assez tôt, le jeu consiste à éviter de taper autant que possible dès qu'il y a de la houle.

Une plongée dans la petite cabine compacte permet d'échapper quelques instants aux ardeurs du soleil. L'intérieur en bois verni a parfaitement tenu au temps. Les couchettes, dont le skaï orange trahit le goût de l'époque, sont d'origine et on trouve à bord de petits équipets et d'astucieux rangements autour d'un réchaud à cardan surmonté d'une bouilloire rouge qui semble tous deux sortis d'une maison de poupée. Dans la cabine ou le moindre espace est exploité, une petite table à cartes, mobile et maintenue contre le rouf par deux sandows, peut être prise sur les genoux et permet de procéder à la navigation. A l'avant de ce modèle à trois couchettes. L'eau est embarquée dans de petits jerrycans en plastique. Sous le cockpit, deux ouvertures de part et d'autre du puit de dérive permettent de stocker aviron, gaffe, lave-pont et béquilles. Si on tient très à l'aise assis sur les couchettes, la pratique du Corsaire est néanmoins difficile pour les grands gabarits. Une fois installé dans l'une des couchettes cercueils, on se trouve fort bien, mais il ne faut pas compter pouvoir y plier les genoux... Une autre disposition d'emménagements avec couchette double à l'avant est souvent appréciée des équipages.

Depuis l'acquisition de son premier Corsaire, Pierre effectue chaque année une croisière en Bretagne, souvent complétée depuis plusieurs saisons par une navigation en méditerranée. Entré très tôt au sein de la dynamique AS corsaire, il a rejoint dès l'origine des croisières groupées avant d'en encadrer lui-même. C'est là l'un des attraits du corsaire: offrir aux nouveaux propriétaires une vie associative très active dans une forte tradition d'entraide.

Le champ de croisière de Pierre se situe en Manche-Atlantique, entre l'île de Ré et le Cotentin, et le long de la côte sud entre La Ciotat et la frontière italienne, sans oublier une traditionnelle entrée dans le vieux port de Marseille, "pour le romantisme littéraire". A la suite d'un championnat disputé à Saint Malo, le bateau a également emprunté une année les canaux pour redescendre vers la Bretagne Sud.

Le bateau a aussi navigué ponctuellement en baie de Seine, en Belgique et en bien d'autres sites, à l'occasion de régates. L'an dernier, le bateau est allé passer deux mois au Danemark, en plus de six semaines en Bretagne et d'un mois en méditerranée. "En Baltique, exprime Pierre,"nous avons découvert un domaine extraordinaire: plus de deux cents îles ou l'on peut mouiller tranquillement, alors qu'il souffle un bon force 6 à l'extérieur. Certes, les fonds restent de mauvaise tenue, le balisage est difficilement lisible et certains passages entre les îles par vent fort peuvent être pénibles, mais le décor est superbe et les gens sont très accueillants. Il nous est arrivé de séjourner sur des îles, absolument seuls au mouillage, avec chevreuils, biches, faisans approchant au bord de l'eau... fantastique !".

Après toutes ces années de navigation, et en dépit de plusieurs enfants qui ont de temps en temps assuré les fonctions d'équipiers, Pierre n'a jamais été tenté par "le mètre en plus"."d'abord, je n'avais pas les moyens de consacrer des sommes considérable au bateau: ensuite, quand je regarde aujourd'hui les navigations accomplies et le potentiel du corsaire, je ne suis pas certain de l'avoir utilisé au mieux de ses possibilités". Avec son bateau, Pierre estime parcourir au moins 1000 milles par saison.

Naviguer en Corsaire reste une philosophie, dont "économie" est l'un des maîtres mots. On ne trouve guère d'autre bateau offrent autant de possibilités pour aussi peu d'argent. A bord d'un corsaire, l'accent est d'emblée mis sur le temps passé en mer plutôt que sur les interminables bricolages au port. Une fois équipé, on ne sera tenté d'ajouter des gadgets inutiles. A bord, pas de loch, pas de sondeur électronique, pas d'anémomètre et en guise d'annexe, un canoë gonflable adopté par beaucoup de corsairiste Coté gréement, pas de ridoir non plus: ceux des haubans ont été remplacés par de simples tubes inox percés à la bonne longueur et les bas-haubans sont maintenus par de fortes surliures...

Pour la prochaine saison, Pierre, qui ne dispose que d'un récepteur radio à piles, va s'offrir une VHF portable. Pour connaître la hauteur d'eau, la sonde à main fait parfaitement l'affaire et tous les instruments compliqués sont remplacés par l'expérience et un solide sens marin. Un couple de jeunes désargenté et désireux de faire de la croisière trouvera, pour une somme très raisonnable, de quoi passer des étés sur l'eau, voire de changer régulièrement de plan d'eau si le bateau est sur une remorque. Point non négligeable, le Corsaire bénéficie d'un fort capital de sympathie, les corsairistes préservant une image de puristes.

"Autonomie", tel est l'autre maître mot de la philosophie du corsaire. Avec lui, on peut, on sait se débrouiller par soi même dans toutes les circonstances, ce qui n'est pas sans rappeler que le bateau a été créé à l'origine par Jean-Jacques Herbulot pour le centre des Glénan. "En 1981, nous sommes partis de Port-La Forêt pour aller disputer une régate à Lorient, se souvient Pierre. Nous étions vent arrière, ma femme à la barre, et moi debout sur le rouf, au moment ou le bateau a empanné brutalement. Frappé par l'espar, j'ai été balancé à la mer, mais j'ai réussi à me rattraper au moment ou je passais à l'eau et je suis remonté aussitôt. La bôme, elle, était brisée ! Nous avons fait demi-tour et, avec un mat en bois de vaurien que j'avais dans mon garage et dont la gorge s'adaptait parfaitement à la ralingue de grand-voile, j'ai aussitôt confectionné une nouvelle bôme, avant de poser le vit de mulet et les ferrures de prise de ris. Tout à été réparé en quelques heures. Finalement, nous sommes arrivés à l'heure sur la ligne de départ!". L'incident, qui s'est bien terminé, attire tout de même l'attention de Pierre sur le fait que le Corsaire n'est pas assez haut sur l'eau: "Si j'étais passé par dessus-bord, j'aurais eu du mal à remonter, même avec l'aide de ma femme. Depuis, je laisse toujours mes écoutes pendre légèrement sur chaque bord le long de la coque. Cela ne fait pas très "yacht" mais - j'en ai fait l'expérience - ca permet, une fois à l'eau, de mettre le pied de dessus et de remonter immédiatement à bord."

Bateau de croisière, le corsaire bénéficie aussi d'une activité sportive soutenue avec deux grandes classiques annuelles: le national Corsaire et la Myth of Malham. La série est aussi à l'origine de la jauge micro, dont l'adoption a eu pour effet d'attirer de nouveaux régatiers. L'âge des bateaux joue peu en compétition: dernièrement, un jeune corsairiste qui avait récupéré une semi-épave pour 1500 francs, quelques mois plus tôt, dans les roseaux du lac du Bourget, a obtenu une place très honorable après avoir entièrement retapé son bateau...

À bord, on se prépare à envoyer le spi, après que le génois inter ait été roulé autour de l'emmagasineur Harken monté sur le bateau voici une quinzaine d'années. Les déplacements vers l'avant doivent s'effectuer avec promptitude, le bateau étant sensible à l'équilibre latéral, mais aussi longitudinal. De même est il recommandé, au retour de la manœuvre, de ne pas se laisser tomber lourdement sur les bancs ou le fond du cockpit: le contreplaqué n'encaisse pas indéfiniment les choc et certains bateaux présentent des faiblesse à cet endroit. A bord, d'astucieuses petites lattes posées en travers du banc, là ou on se reçoit, permettent à la fois de déraper tout en rigidifiant la partie du banc soumise à l'effort. En tout cas, avec les 23 mètres carrés du grand spi déployé, le bateau accélère franchement.

Aujourd'hui, plusieurs chantiers produisent encore des Corsaire, dont un en plastique, mais beaucoup d'unités sont également construites par des amateurs. Après quarante ans, la série, loin d'être en régression, maintien une étonnante activité - et la bourse de l'occasion de l'AS Corsaire ne suffit plus à satisfaire la demande. Sur ce bateau, à bord duquel tout peut être changé par petit morceaux, les bricoleurs s'en donnent à cœur joie, l'architecte Jean-Jacques Herbulot toujours très attentif à la série, ayant tout récemment retracé des plans de construction et de maintenance destinés aux amateurs.

Après le Danemark, l'an dernier, Pierre brûle d'envie d'aller visiter le côtes de l'ex-Allemagne de l'Est. D'autre projets sont également à l'étude: la Corse par l'île d'Elbe et, pourquoi pas, le tour de l'Italie pour aller visiter Venise en Corsaire... Pas de doute, le Corsaire a encore beaucoup d'eau à courir.

Entretien: 180 € par an:

Assurance. Prise auprès de l'agent spécialisé dans la série, elle coûte 100 € par an.

Entretien: Il faut compter environ 500 francs pour l'entretien proprement dit, entièrement réalisé par Pierre.

Hivernage. Disposant d'un pavillon en région parisienne, Pierre fait hiverner son bateau dans son jardin sous une simple bâche, formule de loin la plus économique."l'hiver, quand j'ai un peu de nostalgie nautique, je m'occupe du bateau, je vernis, je bricole un peu, je passe un coup de polish sur la coque, je rêve à mes futures croisières - et je fais des économies!"

Voile Novembre 1994.